Production

Spectacle vivant : quelles leçons tirer d’un an d’expériences sous restrictions sanitaires ?

Par Thomas Corlin | Le | Diffusion, booking

Jauges réduites, expériences en espace public, numérique : les arts de la scène ont jonglé avec les mesures sanitaires pour se maintenir depuis le début de la crise. Co-pilote avec Pauline Vigey (et une douzaine d’artistes et universitaires) du groupe de recherche La Marge Heureuse soutenu par Anis Gras (Val-de-Marne), Julien Daillère fait le point sur ce qui pourrait en rester après la réouverture au public.

Julien Daillère lors d’une de ses « téléperformances », à l’Institut Français de Roumanie à Bucarest. - © Benjamin Trouche
Julien Daillère lors d’une de ses « téléperformances », à l’Institut Français de Roumanie à Bucarest. - © Benjamin Trouche

Comment aborder les multiples expérimentations du secteur pour faire vivre le spectacle depuis la crise ? 

D’après les retours que les porteurs du programme « Avoir Lieu » de la Marge Heureuse ont récoltés, deux tendances se distinguent. L’une est globale et consiste à atteindre le plus de monde possible par les supports numériques. Elle a été largement sollicitée, et, selon les moyens investis, la visibilité et la renommée des opérateurs qui l’ont exploitée, elle a pu rencontrer un certain succès, en atteignant notamment des publics éloignés géographiquement.

Préserver la diversité des alternatives et de ne pas se satisfaire seulement du livestream et d’une diffusion en lieux non dédiés.

L’autre tendance est locale, et passe par des opérations en coprésence et donc à plus petite échelle. Là encore, le fait de toucher de « nouveaux publics » a souvent été souligné. Dès le premier confinement, une émulation s’est fait ressentir autour des criées en bas d’immeuble, des interventions aux balcons, aux fenêtres, aux portes, dans le voisinage, le quartier… Lorsque les protocoles successifs l’ont permis, d’autres formes ont été expérimentées : spectacles à micro-jauges, en déambulation, dans l’espace public, dans des vitrines ou en formule drive-in avec relai par radio, ou encore via un distanciel non numérique comme le téléphone… Parmi ces initiatives, beaucoup ont été portées indépendamment, par des artistes qui l’ont fait en auto-production. Elles n’ont donc pas toujours laissé de trace, ne disposant pas de la force d’annonce d’une institutions identifiée, et manquaient souvent de moyens pour développer tout leur potentiel.

Certains lieux ont cependant joué sur ces deux tendances, et nous croyons aussi, à La Marge Heureuse, qu’il est possible de les relier. Ce qui importe est de préserver la diversité des alternatives et de ne pas se satisfaire seulement du livestream et d’une diffusion en lieux non dédiés (écoles, Ehpad, etc.) en cas d’empêchement, et d'œuvrer à la pérennisation de la pluralité de ces formes qui constituent à présent une part de notre patrimoine.  

Du côté des artistes et des professionnels, comment ces essais ont-ils été vécus ?

Bien sûr, dans la plupart des cas, ces opérations ont été menées dans l’urgence, souvent faute de mieux, en attendant une réouverture prochaine. Les retours divergent : jouer en salle vide devant des caméras a rarement suscité l’enthousiasme des équipes de spectacle vivant, et jouer devant des jauges parfois très réduites pour un public « autorisé », et donc choisi, peut poser question (surtout si la salle est réservée aux professionnels, ce qui a souvent été le cas cette année).

Les expériences de médiation par téléphone ont été l’occasion d’expérimenter les bénéfices de l’intimité, du personne à personne, notamment lors d’une action de médiation.

Cependant, de nombreuses retombées positives ont été recensées, aussi bien par les équipes artistiques indépendantes que par certaines institutions. Par exemple, à La Colline (Paris 20e), un Théâtre National typiquement habitué à s’adresser à une multitude, les expériences de médiation par téléphone ont été l’occasion d’expérimenter les bénéfices de l’intimité, du personne à personne, notamment lors d’une action de médiation avec Valérie Vogt auprès de jeunes apprenant la langue française qu’elle accompagnait sur la mise en voix par téléphone d’un texte de Mariette Navarro.

Alors que le secteur se réactive progressivement, parmi ces expérimentations, certaines pourraient-elles être pérennisées ?

Pour l’instant, c’est plutôt l’option numérique qui déclenche des investissements. Plusieurs aides ont été débloquées dans ce sens, et le sont encore, alors même que les résultats d’un an de livestream n’ont pas encore pu être précisément évalués, et encore moins ses conséquences sur l'écosystème du secteur - l’instrumentalisation de la facilité, les effets de marque et de concentration des publics, les éventuels cas où il y a risque de substitution, etc. Peut-on rêver d’une réflexion éthique sur la limitation volontaire des jauges virtuelles ? Certaines grandes institutions qui en ont les moyens ont investi dans du matériel, formé leurs équipes. C’est un support qui était déjà identifié avant le début de la crise, et pour lequel certains budgets existaient déjà. 

Les politiques culturelles n’ont pas encore intégré le type de formes en coprésence qui ont été maintenues ça et là pendant la crise, et ne leurs consacrent donc pas encore de budgets spécifiques alors que ce pourrait être un levier sur des objectifs de résilience, de diversité des publics et de pluralité des formes. Cependant, nous observons que l’accent est mis sur une présence artistique locale sous forme de médiation, ce sur quoi sont plus facilement missionnées les équipes artistiques « non repérées ». C’est moins ambitieux que cela pourrait l'être. 

Nos principales actions se dérouleront en 2022 avec des journées d'études et des sessions de recherche et d’expérimentation.

Malgré tout, localement, quelques initiatives ont porté leurs fruits sur le long terme. Par exemple, la « vitrine artistique » du Théâtre El Duende est une initiative repérée puis reprise (avec leur participation) par la ville de Vitry-sur-Seine (Val-de-Marne), qui leur a confié une boutique vide du centre commercial Jeanne Hachette - d’autres structures culturelles de la ville ont également programmé des interventions dans des vitrines.

Quel est le programme de recherche de la Marge Heureuse ? 

Plusieurs actions de préfiguration auront lieu fin 2021. Nous élaborons aussi un formulaire pour recueillir toutes les initiatives dans le domaine. Nos principales actions se dérouleront en 2022 avec des journées d'études et des sessions de recherche et d’expérimentation sur les dispositifs de coprésence Covid-compatibles, puis sur les formes hybrides (coprésence/distanciel) en multicanal et interactives.

Nous encourageons toutes les équipes, les lieux, les artistes qui ont mis en place des dispositifs pendant cette période, ou qui s’intéressent à ces recherches, à entrer en contact avec nous pour nous soutenir et participer à ce travail de recherche.